Un mois, une œuvre

Témoignage d'une époque : Vivre dans la ZUP de La Grand’Mare

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Suite à la conférence sur Marcel Lods organisée le 29 mai 2023 par Raphaël Lods à la Cité de l’architecture, j’ai souhaité témoigner de mon expérience en tant qu’habitant  de ses « Tours de Verre et Acier » construites en 1968 sur les Hauts de Rouen.

Cette architecture a marqué mon adolescence et a contribué à ma vocation d’Architecte.

1962-1977. ZUP de La Grand’Mare, Rouen (Seine-Maritime) : vue aérienne d'ensemble. Fonds Marcel Lods. De 1984 à 1997, j’ai vécu avec mes parents et mes deux sœurs ainées au 4 rue Jean Philippe Rameau. Ce logement comprenant trois chambres était décrit à l’époque par l’O.P.H.L.M de Rouen comme HLM (habitation à loyer modérés). La modulation des cloisons permises à l’origine n’existait plus.

J’étais collégien quand nous avons emménagé et je me souviendrai toujours de la surprise mêlée de fascination ressentie à la vue de ces constructions. J’avais devant moi de grands mécanos. Chaque tour reposait comme sur pilotis et comportait quatre étages sans ascenseurs ni sous-sol.

L’ensemble s’organisait sur le terrain de manière à créer des percées visuelles. Le Rez-de-chaussée n’accueillait pas de logis, uniquement des parties techniques (boites aux lettres, caves, local poubelle, garage à poussettes, préaux). Son emprise, plus petite que la partie logement des étages supérieurs, donnait une impression de légèreté au bâtiment. Cet effet était renforcé par des façades monochromes fait de blanc, noir et gris. Seul le Rez-de-chaussée était marqué d’une couleur.

Elles se composaient de grands rectangles blancs en panneau d’Eternit et d’immenses baies vitrées avec leurs grands volets coulissants en aluminium. L’ensemble était rythmé verticalement suivant une trame de poteaux structurels en acier Corten et horizontalement par de grandes lignes noires séparant chaque étage.

Au franchissement de la porte d’entrée en bois vitrée de l’immeuble, on découvrait un escalier central en béton émaillé. Une grande volée de marches larges nous permettait d’accéder aux étages.
La cage d’escalier était sombre. Cependant, notre logement situé au premier étage, était baigné de lumière.

Il y avait un sol clair composé de grandes dalles de bétons vernis contrastant avec des cloisons en panneau de bois plaqué acajou, tandis que les murs porteurs restaient blancs.

Croquis de Stéphane Poulain. Croquis de Stéphane Poulain.

Nous habitions un appartement fidèle à la construction d’origine car les précédents locataires avaient respecté le style pur du logement : ni papier peint, ni peinture colorée sur les murs. Mais le plus surprenant, c’était ces grandes baies vitrées coulissantes qui lorsque vous les ouvriez, se rabattaient totalement de chaque côté à l’extérieur sur la façade. Imaginez pour le séjour, une baie vitrée de 3m60 de large par 2m50 de hauteur ; la lumière rentrait jusqu’au fond de la cuisine.

Croquis de Stéphane Poulain. Au départ nous mangions à cinq dans cette cuisine étroite. Mes parents ont mis du temps à comprendre cet espace. C’est à la faveur de ma première année à l’école d’architecture, que j’ai appris qu’il s’agissait en fait d’une cuisine laboratoire ouverte sur le séjour. Ainsi il était possible de profiter tout en cuisinant de tout ce qui se passe dans la pièce à vivre et de bénéficier au quotidien du séjour pour les différents repas de la journée.

Le couloir menant aux chambres était large de 1m20. Il y avait côté droit un grand linéaire de rangement en bois à porte coulissante (3m60 x 2m50 de haut par 60cm de profondeur) et côté gauche trois portes donnant accès aux pièces d’eaux (WC, Séchoir et Salle de bains).

Les portes étaient de facture modeste : deux profilés de métal pinçant en imposte un panneau ajouré d’une grille de ventilation et vissés latéralement aux cloisons de chaque côté. On ne pouvait pas imaginer plus économique comme porte séparative.

J’ai un très bon souvenir de ma chambre qui malgré ses 9m2 (une des plus petites) semblait spacieuse. Dans chaque chambre, il y avait la possibilité de placer le lit sur le mur de notre choix. J’ai pu tester comme cela de multiples combinaisons. J’avais réussi à optimiser au maximum ma chambre en plaçant un lit de 90, une armoire penderie, une grande étagère disposés autour de ma table d’architecte. Je conservais, malgré tous ces meubles, un U de circulation me donnant accès de chaque côté à la grande baie vitré.

Plan de l'appartement relevé par Stéphane Poulain (éch. 1/50e), 1991-1992.En analysant cette architecture pendant mon cursus, j’ai compris que le plan de ces logements était basé sur une trame constructive de 30cm. Les portes et les baies étaient soit placées dans les angles soit déportées de 90cm pour pouvoir disposer judicieuse des meubles. Généralement les dimensions du mobilier sont des multiples de 30cm. Tout cela rentrait et s’ajustait parfaitement à la proportion de chaque pièce.
J’ai constaté que tout style de mobilier pouvait s’harmoniser à ces espaces sobres du fait de la neutralité des couleurs de matériaux et de proportion des pièces.

Aujourd’hui les Tours de Verre et Acier n’existent plus vraiment. Les dernières en place ont été recyclées en bureaux. Le système constructif novateur n’a pas été perçu comme il aurait dû l’être. Il faut vivre l’architecture pour la ressentir et la comprendre. Les rénovations effectuées pour les conserver ont accéléré leur dégradation, de même les nombreux incendies qui ont suivi.
Depuis il a été construit une architecture passéiste qui donne l’impression de ne pas avoir été pensé pour le bien être du vivant.

Winston Churchill disait « nous donnons des formes à nos constructions et à leur tour elles nous forment » (Cf. La dimension cachée d’Edward T. Hall P136). Pour ma part, résider dans ce complexe de M. Lods a imprégné ma vision de l’architecture. Encore aujourd’hui, je pars du principe que tout geste architectural doit être justifié afin d’être véritablement fonctionnel donc habitable. C’est ma définition du mieux vivre ensemble.

 

Texte rédigé par Stéphane Poulain.

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